Le Spartathlon, une course de 246 km en Grèce, est en soi un énorme défi.
Lorsqu’on débute cette course 5 jours seulement après avoir complété un marathon en duo, le défi devient colossal.
Lorsqu’un cyclone nommé Zorba s’invite sur le parcours, le défi devient titanesque… pour le corps et l’esprit.
Le Spartathlon, une course épique suivant les pas de Pheidipiddes
Retournons à l’époque de la bataille de Marathon en 490 av.JC. Les Perses sont déterminés à conquérir Athènes, une cité qui refuse d’abdiquer tout comme Sparte. Les Perses sont nombreux dans la Baie de Marathon, beaucoup plus que les Athéniens. Ces derniers ont besoins de renforts.
Hérodote, historien grec, raconte dans ses écrits :
« And first, before they left the city, the generals sent off to Sparta a herald, one Pheidippides, who was by birth an Athenian, and by profession and practice a trained runner. . . »
On les appelait hémérodromes ce qui signifie « qui peut courir toute une journée ». Un messager-coureur dont la mission est de convaincre les Spartiates de venir en aide aux Athéniens pour contrer l’invasion perse. Le trajet est long d’Athènes à Sparte. Près de 250 km entre plaines et montagnes sur un terrain rocailleux et difficile. Mais, cet hémérodrome est qualifié pour la tâche et le choix de Pheidippides est sans équivoque pour le général Miltiades.
Les Spartiates ne sont pas difficiles à convaincre mais leur croyance religieuse commande une trêve militaire jusqu’à la pleine lune suivante entraînant un délai de près d’une semaine pour débuter leur marche vers Athènes. C’est en portant ce message que Pheidipiddes retourne vers Athènes pour le livrer aux Généraux.
Les écrits racontent que suite à une révélation, le Général Miltiades initie une attaque contre l’armée perse. Certains suggèrent que c’est plutôt la retraite de la cavalerie perse vers la flotte qui en est la cause. Le résultat est tout de même éclatant : 6500 Perses meurent ce jour-là contre 192 Athéniens. Les écrits d’Hérodote mentionnent que parmi l’infanterie se trouvait notre valeureux messager-coureur.
Les Perses battent en retraite sur leurs navires pour attaquer Athènes directement dans la Baie de Phalère. Les guerriers victorieux de la bataille de Marathon entreprennent une longue marche vers Phalère pour défendre leur cité. Ils y parviennent avant que l’armée perse puisse y débarquer. On doit cependant avertir Athènes de la victoire à Marathon.
Les écrits sont moins précis au sujet du messager-coureur nommé pour cette tâche. Ce que l’on sait, c’est qu’après avoir parcouru les 40km séparant Marathon d’Athènes, le messager meurt après avoir annoncé la victoire.
« Nenikekamen ! »
Pourquoi mourir après avoir parcouru une distance qui ne représente qu’une fraction de ce qu’un hémérodrome peut parcourir ? Certains ont prêté le nom de Pheidippides à ce messager-coureur. Celui qui a parcouru près de 500 km lors de son aller-retour Athènes-Sparte-Athènes et qui a participé à la bataille de Marathon pourrait certainement mourir en livrant son message. Ceci ferait une belle conclusion à cette histoire.
La distance du marathon et son histoire sont souvent bien plus connues que celles du Spartathlon. La mort du coureur mais surtout le message livré qui annonce la pérennité des valeurs et des institutions fondamentales du monde grec y est pour beaucoup.
Le Spartathlon qualifié de course la plus difficile
Le Spartathlon est né il y a près de 35 ans alors que 5 coureurs Anglais se sont donnés la mission de courir le trajet parcouru par Pheidipiddes en 36 heures. Pourquoi 36 heures? Selon les écrits d’Hérodote, on apprend que le messager-coureur a quitté Athènes le matin et est arrivé à Sparte en fin de journée le lendemain. Seulement deux des coureurs y parviendront sous les 36 heures. Face à cette réalisation sportive, les Grecs ont décidé de faire revivre ce trajet lors d’une course officielle de 246 km en 36 heures à la fin septembre. La course débute au pied de l’Acropole à Athènes et l’arrivée a lieu au pied de la statue du Roi Léonidas 1er à Sparte.
Outre la distance à parcourir en 36 heures, en quoi le Spartathlon est réellement une course difficile? Voici quelques raisons.
Inscription :
Pour s’inscrire au Spartathlon, il faut avoir couru une course qualificative. Pour les Nord-Américains, ceci inclus : 100 km en 10h, 120 km en 12h, 100 milles en 21h, Western States 100 en 24h ou 180 km en 24h.
Malgré avoir complété une course qualificative, il n’y a que 400 coureurs admis au Spartathlon. Une loterie devient nécessaire parmi tous les coureurs. Comme le Comité Organisateur veut une représentativité internationale, un tirage au sort a lieu parmi les inscrits d’un pays. Certains pays n’ont le droit qu’à un participant et d’autres jusqu’à 60. Heureusement, j’étais le seul représentant du Canada.
Dénivelé :
Une longue montée à partir de la mi-course et les descentes qui suivent ont énormément d’impact sur un corps déjà fatigué.
Temps de coupure (cut-off):
C’est probablement la raison principale pour la qualifier de difficile. Il y a 75 stations de ravitaillement le long du parcours. Chacune est considérée comme un point de contrôle avec des temps de coupure. Si le coureur n’arrive pas avant la fermeture de la station, il est retiré de la course. Voici quelques jalons à respecter: le marathon doit être couru en moins de 4h45, le 80 km (50 milles) en moins de 9h30 et le 160 km (100 milles) en moins de 22h50.
Visiter Athènes et s’imprégner de son histoire
Durant mon voyage de Montréal vers Athènes, j’amorce le livre de Dean Karnazes Road to Sparta afin de découvrir, par la lecture, ce que je vais vivre lors du Spartathlon. Une belle entrée dans l’univers de cette course. Une course qui est à mon agenda depuis le mois de novembre 2017. Une course pour laquelle j’ai réalisé de longues sorties de plus en plus longues à chaque mois pour que les 246 km soient plus faciles à gérer physiquement et psychologiquement.
Me voilà déjà à l’aéroport d’Athènes le mercredi matin. L’hôtel des athlètes est situé à Glyfada, une ville côtière à 15 km au sud d’Athènes. Lors du voyage en autobus de l’aéroport vers l’hôtel, je m’assois à côté de quelqu’un qui semble être un coureur. Mon intuition est bonne. Il vient de Chypre. Il a déjà participé au Spartathlon mais n’a pu le compléter. Il me déconseille fortement mon idée de revenir à la course après ma visite d’Athènes que je prévois un peu plus tard. Il n’y a aucun trottoir et les gens roulent vite. C’est très risqué.
Enfin à destination : London Hotel. On me jumelle dans une chambre avec un autre coureur, Eiolf. Il est absent. Je le rencontrerai plus tard dans la journée. J’entreprends ma visite d’Athènes en m’y rendant en tramway. Normalement, il fait chaud à Athènes. C’est pourquoi j’ai aimé notre été caniculaire qui m’a permis de m’acclimater aux températures habituelles de la Grèce. Par contre, pour cette visite à Athènes, il fait environ 18°C et les vents sont très forts. Et ce qui s’en vient pour la course n’est guère mieux car on annonce de la pluie.
Première destination : le Stade Panathénaïque bien sûr. Un stade olympique de la Grèce antique. Un vestige intéressant pour un passionné du sport comme moi. Mon tour de piste à la course me fait réaliser que mes jambes sont encore raides. Je n’ai pas récupéré de l’effort fournit quelques jours auparavant lors du marathon de Montréal en duo. Le Spartathlon débute dans moins de 2 jours!!! Je suis un peu inquiet mais je vais devoir composer avec ce que mon corps aura à offrir. Là, je vais profiter de ce stade en allant visiter le musée où je découvre les différentes torches olympiques des Jeux Olympiques de l’ère moderne. J’arpente ensuite les estrades pour explorer les différents points de vue. Au loin, je vois l’Acropole. Ce qui me frappe, c’est qu’on laisse place à tous ces monuments dans une ville exempte de gratte-ciel.
En allant vers l’Acropole, je visite le site des ruines du Temple de Zeus ou Olympiéion. Les colonnes encore érigées sont énormes. Je ne m’y attarde pas trop car le vent fort soulève la poussière de ce lieu à découvert.
Je trouve finalement mon chemin vers l’entrée de l’Acropole. Aucune file d’attente. Ce qui est un contraste aux deux heures de file d’attente que certains vivront quelques jours plus tard alors que le soleil sera au rendez-vous. Le Parthénon de l’Acropole est évidemment le monument que je veux visiter. En m’y rendant, j’entends la musique des Rolling Stones. Ruby Tuesday et Paint It Black. J’aperçois alors des danseurs sur une scène tout en bas. Je suis tout en haut des gradins de l’odéon d’Hérode Atticus, un théâtre pour plusieurs spectacles. Dans quelques heures, mon spectacle y débutera. Le départ de ma course sera donné de cet endroit. Mais pour l’instant, j’écoute les Rolling Stones et je regarde les danseurs.
Mais toute bonne chose a une fin. Un tour du Parthénon et me voilà dans le tramway pour un retour à Glyfada. En discutant avec deux jeunes Anglaises en voyage, j’apprends que leur croisière est annulée à cause des vents et des intempéries annoncés pour le weekend. Je me demande bien à quoi va ressembler la météo lors du Spartathlon? Elles ont trouvé mon projet de vacances en Grèce un peu extrême.
« Why? But… Why? »
Même ma version courte peut être longue…
Rencontres intéressantes
Dans ces événements où des passionnés de la course sont réunis, on fait souvent des rencontres intéressantes. Certaines rencontres sont également enrichissantes. J’avais le privilège de partager ma chambre avec un vétéran de 14 Spartathlons, un Norvégien de 62 ans, Eiolf.
Lors d’une course en avril au Vermont, un coureur du Massachusetts originaire d’Irlande m’a parlé de son expérience du Spartathlon. Une organisation digne de Championnats mondiaux. Le coût d’inscription est dispendieux mais l’hébergement à Athènes et à Sparte ainsi que les repas et les déplacements sont inclus. Le coureur peut donc se concentrer à se reposer et manger.
Les menus détails de la course étaient encore moins inconnus en jasant avec Eiolf. Toutes ses histoires entourant le Spartathlon m’ont vite fait comprendre à quel point cette course est un événement important dans sa vie. Il a littéralement le Spartathlon tatoué sur le cœur. Un pèlerinage annuel pour cet adepte du transport actif. Je l’imagine courir dans sa Norvège pour aller travailler à son usine. Vivre le bonheur avant les journées ardues au travail. Des nuits sans noirceur et des journées sans ensoleillement. C’est ce qu’il vit à une latitude au-delà du cercle polaire. Lorsqu’il me décrit son petit chalet isolé, je m’imagine des scènes du film Dans les forêts de Sibérie. Nos nombreuses discussions ont dévié sur tous les sujets qu’on aborde avec un vieil ami. Une personne inspirante.
Il y a une autre rencontre que je dois mentionner. Celle avec Dean Karnazes. Un coureur aux défis démesurés qui a démocratisé l’ultra-marathon grâce à son livre Ultramarathon Man. Un excellent ambassadeur de l’activité physique et de la persévérance. Il était parmi les inscrits à la course. J’espérais le rencontrer lors de la remise des dossards ou lors du briefing d’avant course. Je trainais donc son livre dans mes bagages pour une éventuelle dédicace. Notre rencontre fut brève mais j’étais comme un petit gamin heureux d’avoir eu l’autographe de son joueur préféré. On a quand même parlé un peu.
DK : What are your expectations for the race?
Me : I don’t know. I have done what’s needed to be done to get here. I know it will be hard at some points but I know I’ll get through it.
Au rythme du Spartathlon
Tout commence devant les portes du théâtre au pied de l’Acropole. L’Acropole, un symbole de résistance et de force qui a bravé les guerres et les intempéries. Effrité mais toujours debout. Des coureurs prêts à affronter ce que le Spartathlon aura à offrir. Un périple qui sera difficile mais un seul but en tête pour tous : se rendre à Sparte et toucher la statue de Léonidas. Aucun doute dans l’esprit des coureurs. L’euphorie et ce sentiment d’invincibilité qui animent tous les débuts de course. Je n’y échappe pas. Nous voilà partie. Il est 7h.
La pluie est au rendez-vous et les petites mares d’eau s’accumulent. Déjà, j’ai des tensions dans les quadriceps. À peine 10 minutes se sont écoulées et un train me barre la route. Je dois courir parmi les voitures et tout ce trafic d’un vendredi matin. La prudence est de mise pour sortir d’Athènes car le trajet emprunte les autoroutes également.
Pour simplifier ma course, je l’ai divisée en marathons. Six marathons à parcourir. Un sac avec mes gels et boissons sportives déposé à chacun de ces repères. À chaque deux marathons, il y aura aussi une paire de souliers.
Enfin, je quitte les autoroutes. La pluie se pointe à intervalles irréguliers. Mais elle est là depuis le départ. Et déjà j’ai une ampoule sous mon pied gauche. Au loin, j’aperçois Megara. Un petit village près de la côte. Un premier marathon en 3h30. J’enlève mon soulier et masse la région avec l’ampoule. J’ai l’impression que ça aide. Je repars rapidement. Pendant de nombreux kilomètres, je longe la côte. Des vagues déferlent à ma gauche. La vue est splendide. Un bateau échoué. Des éoliennes. De l’eau à perte de vue…
Une raffinerie !!!
« The infamous reffinery », comme me dira un coureur.
L’odeur. Le bruit. Rien pour m’enchanter. Et toujours de la pluie.
Corinthe. Je traverse le canal. Un canal creusé au travers de l’isthme de Corinthe pour relier deux aires maritimes. Environ 80 km. Presque 7h de course. La cadence est bonne malgré les tensions musculaires toujours présentes. J’espérais tout de même un petit relâchement musculaire.
C’est maintenant le temps de changer les bas et les souliers. Un arrêt plutôt court. Une décision importante est cependant prise.
« Je dois ménager mes muscles et ralentir. »
Un rythme plus lent
Les prochains kilomètres m’amèneront toujours plus près des montagnes et de la nuit. Cette décision de diminuer la cadence comme mesure de protection amène une faille dans mon esprit. Et si je ne parvenais pas à compléter le Spartathlon?
La douleur est de plus en plus intense. Je revis des sensations vécues lors de ma première course de 100 milles au Vermont. Une course où j’avais l’impression de m’éteindre graduellement et où la douleur était atroce. Par contre, mon mental est plus fort maintenant face à ces sensations semblables.
Mais, mon mental est-il réellement plus fort?
Plus les kilomètres défilent, plus j’ai l’impression de ralentir. Je n’ai aucune envie d’accélérer. Je sais que je le pourrais. Mon bagage de coureur est riche en expériences de dépassement de soi et de dépassement de mes limites. Mais face à l’inconnu qui s’en vient, tous ces kilomètres au-delà du 200 km, je dois être prudent.
Mon ego en prend un coup aussi. Je me fais dépasser et re-dépasser. Je n’ose même pas m’accrocher à la cadence des autres coureurs. J’adopte mon rythme lent. Je n’ai aucune envie de me battre. Il y a une limite que je ne veux pas dépasser et mon cerveau en profite pour envoyer des messages de continuer à ralentir. J’ai perdu ce duel mais, au moins, j’avance.
Mon regard se porte sur une masse étendue au sol à ma droite dans un champ. Un cheval à l’agonie? À moins qu’il ne dorme? Une camionnette approche et quelqu’un en sort et crie après le cheval. Je ne connaîtrai pas la fin de l’histoire. La mienne se passe devant. Je dois garder mes forces et me concentrer sur ce qui se passe devant. Mon agonie sera longue mais je dois rester sur mes deux jambes et avancer pour ne pas terminer ma quête, inerte, comme ce cheval.
Orages dans la nuit
À la tombée du jour, les orages débutent. Des éclairs et une pluie intense qui m’impose de revêtir mon imperméable que je transporte dans mon sac depuis le début de la course. J’avais bien prévu le coup. Les orages sont violents. La nuit est plus froide. L’eau s’accumule dans les rues et les sentiers empruntés. Ma vision est limitée. Je dois enlever mes lunettes à cause du ruissellement de l’eau et je n’ai qu’un faisceau de lumière pour éclairer ma route.
« Il y aura de la pluie. Rien d’exceptionnel par rapport aux autres éditions de la course ou par rapport à ce que peut subir la Grèce. Ce sera une petite pluie. »
Ce sont les mots du directeurs de course durant le briefing d’avant course. Je n’ai pas la même définition de petite pluie. Et à ce moment, je n’ai aucune idée qu’effectivement, cette pluie est une petite pluie par rapport à ce que je vais vivre plus tard lorsque le jour va se lever.
La route est longue dans cette noirceur. Et puis, au loin j’aperçois de nombreux lampadaires qui éclairent une route. Des lumières fortes. Celles qui éclairent l’autoroute Trans-Peloponnese. J’ai l’impression que ma route se dirige vers ces lumières mais finalement, le chemin bifurque vers une montée interminable. Elle m’amène au début d’un sentier. Un sommet à gravir dans cette course plutôt qu’un long détour pour l’éviter. Impossible de courir dans les sentiers sinueux et étroits. Monter à flanc de montagne avec des falaises en contrebas.
Enfin!!! Le sommet. Et le vent !!! Et la pluie !!! Encore. La descente dans les sentiers de roches sollicite tous les muscles de mes jambes. Je peine à me stabiliser. À maintes occasions, mes pieds accrochent les cailloux et je perds l’équilibre. Aucune chute. Mais j’ai l’impression d’être un enfant qui fait ses premiers pas. Aucune mémoire musculaire. System malfunction. Tout est au ralenti. Les influx nerveux sont en panne.
Cette descente conclut le 100 milles de la course. Dix-huit heures… et encore 85 kilomètres à parcourir. Par chance, j’y vais étape par étape, de ravitaillement en ravitaillement. Car savoir qu’il me resterait encore 15h45 de course (et de marche) affecterait mon moral certainement.
Un détour dans la nuit
La pluie est encore forte. La nuit aussi. Je traverse des villages endormis. Je m’effrite comme les monuments visités à Athènes. Mais, je suis toujours debout. Et j’avance, condamné à une foulée qui a plus l’allure d’un clopinement. Mes muscles sont en douleur. Mais, j’avance.
La fatigue est présente. Vers 3-4h du matin, c’est toujours un moment difficile. Mon corps qui veut s’endormir. Mon esprit aussi.
J’entends des chiens qui aboient dans la nuit au loin. Je suis sur la bonne voie. Des coureurs les ont probablement extirpés de leur sommeil. Pourtant, j’ai l’impression que c’est le mauvais chemin. Les marques au sol sont absentes. Suis-je vraiment sur le bon chemin? Je ne veux pas revenir sur mes pas et réaliser que j’étais bel et bien dans la bonne direction. J’hésite à retourner. Je poursuis un peu ma route.
Des aboiements dans la nuit. Un peu trop près de moi maintenant. Des grognements. Environ cinq chiens, dont je ne distingue que les ombrages, s’agitent à ma droite sur un terrain. Ils ne sont pas attachés. Une petite montée d’adrénaline et un cri autoritaire pour les tenir éloignés. Ça fonctionne. Ça me confirme définitivement que je ne suis pas sur le bon chemin. Depuis le début de ma course, tous les chiens rencontrés étaient soit sur un terrain clôturé soit en laisse. Et si vraiment la course passait ici, ces chiens auraient déjà eu leur ration avec un coureur passé plus tôt dans la nuit.
Une voiture vient vers moi. Deux personnes à bord me confirment qu’il n’y a aucune marque de la course plus loin. Elles continuent leur route en refaisant le chemin que je viens de parcourir. J’aperçois au loin la lumière des deux coureurs. Ils se dirigent vers moi. En revenant sur mes pas, je croise deux autres coureurs. Cinq coureurs à s’être trompés de chemin? Vraiment? J’ai un doute. Je retourne tout de même sur mes pas. Les gens dans la voiture me confirment que nous avons manqué une indication au sol.
Un détour d’environ 15 minutes alors que mon coussin par rapport au temps de coupure devient précieux.
Un des coureurs égarés me rattrape.
« Hey 215 (mon numéro de dossard)!! You don’t seem to want to give up!!!«
Je ne suis peut-être pas dans mon meilleur jour, mais je n’ai aucune raison d’arrêter.
Duel contre Zorba
Enfin une accalmie. Le jour se lève laissant place à un ciel nuageux mais sans pluie. La tête haute, je suis fier d’avoir bravé les intempéries. La colère des Dieux grecs a miné mon esprit durant cette nuit d’encre. J’ai maintenant cette conviction que je vais compléter le Spartathlon. J’évalue tout de même mon coussin de temps disponible. En soustrayant l’heure de fermeture de la station à l’heure actuelle, j’ai environ 3h45 de disponible.
Dans mon souvenir, il ne devait pas y avoir d’orages lors de notre deuxième journée.
J’avais tort.
L’accalmie sera de courte durée. Jamais dans toutes mes sorties à la course, dans tous ces milliers de kilomètres parcourus, jamais je n’ai vécu ce que le Spartathlon m’a fait vivre lors des huit prochaines heures. Des vents intenses au-delà de 100 km/h. Des bourrasques à ne pas pouvoir avancer. De la pluie torrentielle. Gracieuseté du cyclone Zorba. Un phénomène rare. Un ouragan qui s’est formé dans la Méditerranée. Sa destination : la Grèce…qu’il frappe de plein fouet. Malgré que mon trajet est très loin dans les terres, Zorba se fraye un chemin jusqu’à moi. Ses vents, qui sont comprimés par les vallées qui m’entourent, font un vacarme déstabilisant.
Sur une route sans fin, je m’arrête à un ravitaillement. Je me mets à l’abri du vent et de la pluie. Je prends quelques bouchées. Je ne dois pas y rester. Juste ce court instant, ce court arrêt et déjà j’ai froid. Je me retourne. Un mur d’eau telle une chute m’attend. Je baisse la tête et j’avance quelques pas. J’apprivoise ce déluge qui va m’accompagner encore et encore. Quelques foulées. Je relève les yeux pour affronter ce monstre de vents et d’eau. Un rideau d’eau. Un voile pour mes yeux. Un voile pour l’esprit.
Au fil des kilomètres, je n’ai qu’une pensée : Faire un pas et un autre et avancer. Chacun de ceux-ci me rapprochant de la statue de Léonidas. Aucun regard derrière. Tout se passe devant. Mon attention est portée sur chacun de mes pas dans ces rues inondées.
Dans une de ses chansons, Leonard Cohen raconte :
« There is a crack in everything, that’s how the light gets in. »
Il n’y a pas de lumière aujourd’hui. Que de l’eau. Aucune brèche n’est permise. Je me referme. Je trouve refuge dans ma tête.
Faire un pas et un autre et avancer.
The show must go on.
Je ne dois pas laisser la pluie m’arrêter. Je ne dois pas laisser l’eau s’infiltrer dans mon esprit. Il doit rester immuable. Il ne doit pas s’effondrer. Il doit rester érigé comme tous ses monuments visités quelques jours auparavant.
Faire un pas et un autre et avancer.
Mes pensées sont dirigées vers mes trois enfants, mes fidèles supporters. Ou ces deux enfants qui m’ont demandé un autographe la veille après mon passage à Corinthe. Ou Marie-Michelle avec qui j’ai complété un marathon en duo il y a quelques jours. Un record Guinness. Ou encore, mes collègues infirmières qui m’ont envoyé une photo et un message d’encouragement la veille de mon départ. Ça m’avait fait sourire et encore maintenant, je souris. Je ne peux pas m’empêcher de penser à tous ses enfants que je soigne aux soins intensifs de pédiatrie. Eux n’ont pas choisi de vivre la maladie, leur défi, et pourtant, ils démontrent une résilience qui leur permet de passer au travers. Je réalise également que c’est un privilège de participer à cette course et de pouvoir m’inscrire comme premier Québécois à la compléter.
Je n’ai aucune bonne raison d’arrêter. Toutes ces pensées me permettent de faire un pas et un autre et avancer.
Danger!!!
Toute cette pluie. Et ces vents. L’eau qui s’accumule. Et la boue. Je me questionne si Pheidipiddes aurait poursuivi sa quête vers Sparte dans ces mêmes conditions? Et les Perses ne se seraient certainement pas aventurés sur une mer hostile avec la présence d’un cyclone. Mais, moi, ma course continue dans ces conditions dantesques.
Jamais, je n’ai pensé que la course puisse être annulée. Mes réflexions sont orientées vers chacun de mes pas. Vers ces débris emportés par le vent. Ou cet arbre tombé qui entrave la route. Avec l’aide d’un Sud-Africain, nous dégageons le chemin. Les intempéries peuvent déjà nuire à une bonne conduite automobile. Cet arbre est un danger tant pour les automobilistes que pour les coureurs. Dans ces courses où l’on côtoie les voitures, le risque de collision est possible. Je n’ai pas encore vécu cela dans mes nombreuses sorties à la course. J’apprendrai, lors des festivités d’après-course, que mon idole Dean Karnazes n’a pu compléter sa course à cause d’un impact par un véhicule. C’était à Megara. Il a poursuivi plusieurs kilomètres mais a dû se résigner à l’abandon. Pas une grosse blessure au final mais un événement assez important pour compromettre son rêve.
« Vous, ultra-marathoniens, vous êtes résistants. Vous avez du courage. »
Ce sont les mots rapportés par Eiolf après qu’il ait discuté avec le directeur de course sur la décision de ne pas interrompre la course. Il aurait été avisé de suspendre la course mais mon histoire aurait été incomplète.
À la recherche de Léonidas
Il ne reste maintenant que cinq kilomètres. Je viens de compléter une très longue descente. Trop longue pour mes jambes.
Quand je visualisais ma fin de course, c’était beaucoup plus magique que ce que je vis maintenant. Ma saison en crescendo vers ce moment unique où je traverse Sparte. La foule. Les enfants à bicyclette pour me guider. Et la statue de Léonidas. Toucher ses pieds et livrer mon message. Boire une coupe d’eau fraîche et recevoir ma couronne d’olivier.
Non.
Rien de magique.
Encore des averses. Et des rafales de vent. Personne dans les rues. Une cité déserte. Chacun des virages m’amenant sur une route encore longue. Aucune statue en vue.
Une seule envie : que la course se termine. Toucher la statue. Prendre ma médaille. Une petite photo pour immortaliser mon finish puis quitter pour l’hôtel pour me réchauffer.
En fait, une phrase me vient en tête dans cette fin de course. Mon mantra lors de ma visite de Sparte.
« Criss que j’ai hâte que ça finisse!!! »
Oh!!! Des drapeaux de différents pays sur les poteaux du terre-plein central. La fin approche. Je vois enfin Léonidas. La statue me semble plus petite que ce que j’imaginais. Il n’y a qu’une vingtaine de personnes dans les alentours. On me couronne tel un champion. Je n’ai pas le temps et je ne prends pas le temps de savourer le moment. J’ai froid. J’accroche un photographe pour qu’il me prenne en photo avec Léonidas et vite, je me dirige vers un abri.
Alors que je m’étais enfermé pour mieux contrôler mes pensées, là, je me permets de sourire aux autres. J’ai vaincu toutes ces épreuves, toutes ces pensées négatives, toutes ces douleurs. J’ai vaincu Zorba. J’ai vaincu le Spartathlon.
Je suis un hémérodrome.
Je suis un messager-coureur.
Je suis un courageux guerrier.
Effrité mais toujours debout.
Encore plus vivant.
Encore plus d’histoires à vivre et à raconter.
Duel contre soi
La course est une façon de se mesurer à soi-même. Établir de nouvelles limites. Porter un regard critique et réaliser tout le chemin parcouru élève l’esprit et le rend plus fort. Le corps s’adapte et n’aura qu’à suivre ensuite.
Mon baluchon s’enrichit de toutes ces expériences.
La course, c’est mon laboratoire pour vivre la résilience. Contrairement aux épreuves de la vie souvent malheureuses que vivent certains, dans mes courses, il y a un début et une fin. Je choisis de vivre ces défis. Je choisis aussi de les compléter.
J’ai choisi de courir un marathon en duo cinq jours avant le Spartathlon. Certainement pas la meilleure idée aux yeux de tous mais combien gratifiant et énergisant quand je regarde le résultat. Une opportunité que je devais saisir pour faire vivre le marathon à Marie-Michelle atteinte de paralysie cérébrale. Ma passion, c’est aussi la sienne et j’ai pu contribuer à ce qu’elle l’exprime. Les douleurs ressenties et le rythme plus lent auraient pu compromettre ma course. Mais chaque défi est le passage vers un autre défi. Je devais composer avec ce que mon corps avait à offrir. Ce ne fut pas parfait, mais je l’ai complété.
« Nul homme ne peut parfaire son expérience sans épreuve. » – Confucius
Malgré toutes les épreuves rencontrées dans chacun des 40 ultramarathons de plus de 80 km courus à ce jour, jamais je n’ai abandonné. Les statistiques devraient être contre moi. J’ai toujours trouvé cette force et cette motivation pour continuer. Faire un pas et un autre et avancer.
« Strength does not come from winning. Your struggles develop your strengths. When you go through hardships and decide not to surrender, that is strength. » – Arnold Schwarzenegger
Je considère que la course est une métaphore de la vie. C’est un reflet de ma personnalité et de mes valeurs. La résilience, je la vis aussi au travail ou dans ma façon de gérer un divorce. Face aux difficultés, face à l’adversité, on a toujours le choix : trouver des raisons pour arrêter ou en trouver pour continuer.
Moi, je choisis de continuer. Je choisis de regarder en avant, d’analyser, de trouver des solutions, de m’adapter. Et si toutes ces épreuves n’étaient pas un duel CONTRE soi mais plutôt un duel POUR soi. Des épreuves qui nous définissent, qui nous permettent de se découvrir et qui nous permettent d’évoluer comme personne.
Sébastien Roulier
www.sebastienroulier.com
Merci François.
J’avais hâte de lire ton récit Sébastien. Et quel récit! Wow ! Il est à la mesure de l’exploit que tu as réalisé et du coureur que tu es. Chapeau !!!!