Le plaisir de manger des cornichons à l’aneth

« Be grateful to something when the night will come »

Voilà les mots d’une athlète qui m’encourage lors de ma course de 24h au New Jersey. Ça doit faire 6 heures que la course est commencée. Un soleil de plomb me chauffe sur un parcours de 1 mille (1.6 km) sans point d’ombre. Je dois répéter ce parcours le plus de fois en 24 heures. Déjà après le premier marathon, soit 26 tours, en 3h35, je me demande comment je vais réussir à maintenir la cadence  pour le reste de la course. La chaleur m’écrase. Elle me commande de ralentir. J’alterne la course et la marche.

J’ajoute quelques tours.

Au départ de la course, j’avais des tensions dans les muscles adducteurs au niveau de mon aine droite. Un point faible depuis quelques années. Auto-massage, massage avec une balle ou un bâton. Tout y passe la veille de ma course. Comme un diesel, je vais partir ça lentement pour laisser le temps à mes muscles de se réchauffer. Mais là, je surchauffe. Mon cerveau est en mode protection pour m’éviter un coup de chaleur. Et je l’écoute.

J’ajoute quand même quelques tours.

Parmi les 80 coureurs qui débutent la course, je reconnais les bons coureurs. Ils ont plusieurs tours d’avance sur moi. Mais avec ce soleil et l’incapacité de maintenir un rythme rapide, certains abandonnent.

Pendant ce temps, j’ajoute encore des tours.

J’ai beaucoup misé sur le Marathon de Boston en duo cet hiver. Pour éviter la fatigue des ultra-longues sorties, j’ai restreint mes plus longues sorties à 50 km. Je voulais tout de même améliorer ma meilleure distance sur 24 heures lors de cette course. Je visais plus de 220 km. Mais ce ne sera pas aujourd’hui. Par contre, je suis là pour vivre une course de 24 heures. Apprendre. Vivre les sensations au fil des heures qui défilent. Cette fatigue qui s’installe graduellement. Et voir comment je vais réagir, m’adapter.

Et, j’ajoute encore des tours.

La nuit tombe.

La fraîcheur s’installe.

Mon corps apprécie.

Le rythme est meilleur.

Et une succession de petits plaisirs me permettent d’ajouter encore plus de tours :

Des cornichons à l’aneth. Quel délice salé. Oh!!! Et cette soupe au poulet et nouilles : un régal. Des patates pilées. J’adore. Des jujubes aux multiples couleurs. Autant de saveurs qui stimulent mes papilles gustatives. L’éveil d’un sens endormi par les gels et boissons sportives.

Un peu de musique cette fois. J’éveille un autre sens. Une première chanson qui me permet d’être aussi rapide qu’au début de ma course. « Beau malheur » d’Emmanuel Moire.  Tellement à propos. Ce paradoxe des épreuves et des doutes qui nous procurent un certain bénéfice. Ma cadence suit le rythme imposé par la mélodie. Le train est lancé.

Un coureur arrive à ma hauteur. Il a 8-10 tours d’avance. Il a besoin de compagnie pour compléter son 100 milles. Il prévoit arrêter ensuite. Cette jasette au milieu de la nuit me permet d’oublier mes douleurs. Car des douleurs, j’en ai bien sûr. Mais ma course sera plus facile durant cette partie de la nuit. Après environ 17 heures de course, il arrête. Mon 100 milles, surviendra 1h30 plus tard.

Et c’est là que j’ai pris les commandes de la course.

Quelques calculs me font réaliser que, si j’atteins 131 tours, je complèterai alors 5 marathons. Il y a une mince possibilité que je puisse y arriver. Ne brusquons pas trop les choses. Allons-y un tour à la fois.

Les hauts et les bas se succèdent sur ce terrain plat.

Fatigue, douleur, épuisement, nausées, manque d’énergie.

Je marche, je cours, j’avance.

Le chant d’un coq au loin. Le bruit des oiseaux. Le jour se lève tranquillement. Je suis toujours debout. J’accumule les tours. À ce rythme, ce sera peut-être 128 ou 129 tours. J’ai eu peu de repos. Le seul moment où je me suis assis, c’est pour changer mes souliers…5 minutes.

Je partage la route maintenant avec mon plus proche rival. Il accuse 2 tours de retard. Nous courons ensemble quelques tours lorsqu’il doit s’arrêter pour une pause-toilette. Je gagne un tour de plus sur lui. Il doit bien rester 3 heures de course. Rien n’est gagné mais après autant d’heures à courir, je ne pense qu’à accumuler les derniers tours tranquillement, sans pression.

J’alterne la course et la marche. Je marche surtout.

Et voilà, mon poursuivant me passe en coup de vent. Il a retrouvé son énergie perdue. Il m’invite à le suivre mais déjà il est plusieurs dizaines de mètres plus loin.

Je le sais. Si je lui laisse cette chance de me rattraper à nouveau, il gagnera en confiance et poursuivra à cette cadence pour plusieurs autres tours. Rien n’est vraiment gagné. J’accélère. J’essaie de le garder dans ma mire. Il gagne environ une centaine de mètres seulement par tour. Un tour. Deux tours. Trois tours. Quatre tours.

J’accélère encore. Je gagne en vitesse. Chaque tour en près de 8,5 minutes.

Mes tours s’accumulent encore et il ne me rattrape pas. Le temps  s’épuise. La course tire à sa fin. Et là, je le vois. Il marche. J’ai réussi à casser son regain d’énergie. Et moi, je suis bon pour courir encore.

130e tour.

On m’annonce qu’il ne reste que 12 minutes à la course.

« Plenty of time » que je crie en accélérant de plus belle. Mon dernier tour de piste. Le tour de la victoire. Je me sens léger. Libre.

Un dernier tour en 8 minutes.

131 tours en 24 heures.

131 milles.

211 km.

Exactement 5 marathons.

Aucune ampoule. Aucune crampe. Aucune irritation.

La perception de l’effort, la perception de la douleur dépendent de plusieurs facteurs. Tous ces messages pour m’inciter à arrêter. Mais il ne suffit que de trouver cette petite étincelle, ces petits plaisirs pour réaliser qu’il me reste de l’énergie, une force pour poursuivre le défi et dépasser ce que je croyais être ma limite.

À tous ceux qui abandonnent parce qu’ils n’ont plus de plaisir, accrochez-vous encore.

L’ultramarathon m’amène à rechercher ces petites étincelles, ces petits plaisirs, ces petits détails parfois insignifiants. Des détails qui passent inaperçus si on n’y porte pas attention.

Et c’est en vivant les moments difficiles que j’apprécie encore plus tous ces plaisirs.

L’ultramarathon, avec ses hauts et ses bas, est réellement une de mes sources de bonheur.

Sébastien Roulier (www.sebastienroulier.com)

Ultramarathonien, blogueur, conférencier, pédiatre, professeur, médecin gestionnaire et père de 3 enfants.

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Une réponse à Le plaisir de manger des cornichons à l’aneth

  1. Line dit :

    Félicitations et quelle bonne idée des cornichons salés! Merci de ce partage!

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